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La forêt derrière l'arbre

L'actualité derrière l'actualité

Branlette nuit debout

Branlette nuit debout

Après la défaite des mobilisations contre la réforme sarkozyste des retraites, la rue gronde enfin à nouveau. Quels rapports devrait entretenir, selon vous, Nuit debout avec la mobilisation syndicale contre la réforme du droit du travail ? Le rapprochement est d’autant plus facilité que le néolibéralisme maltraite désormais aveuglément et uniformément, y compris donc sa propre base sociale a priori, à savoir les étudiants, futurs cadres du capitalisme, mais condamnés par lui à la précarité et à des formes de plus en plus dégradées de l’insertion dans le monde du travail — et ceci alors même que ces étudiants nourrissaient des ambitions en rapport avec leurs trajectoires scolaires… et découvrent qu’elles seront amèrement déçues. Il y a là tous les ingrédients pour des retrouvailles entre classes sociales que leur hétérogénéité tenait éloignées l’une de l’autre. Mais je ne peux pas terminer cette réponse sans mentionner l’existence d’une commission « grève générale » à la Nuit debout, à qui l’on doit les premières actions très concrètes, et notamment le fait d’avoir organisé une délégation d’étudiants à la gare Saint-Lazare pour aller à la rencontre des cheminots mardi 12 avril. Ces actions sont absolument exemplaires, et c’est en les multipliant que nous serons à la hauteur de notre propre mot d’ordre de convergence des luttes. Beaucoup voient en Nuit debout un phénomène générationnel. Pourquoi cette jeunesse, qu’on prétendait par ailleurs dépolitisée, déploie son être politique en dehors des canaux institutionnels ? Pour ma part je suis assez réticent à l’idée d’enfermer Nuit debout dans la catégorie de « phénomène générationnel ». Assez souvent, le recodage « générationnel » d’un phénomène social est le propre du commentaire médiatique — et, reconnaissons les choses avec lucidité, l’une des raisons pour lesquelles l’accueil médiatique de la Nuit debout n’a pas été jusqu’ici trop mauvais, les journalistes répondant, la plupart du temps sans s’en apercevoir, à des rapports d’affinité sociologiques — qui sont totalement absents lorsqu’il s’agit de mouvements syndicaux classiques : et, de manière tout aussi inconsciente, les médias s’abandonnent alors à un racisme social ouvert. En tout cas le point important est celui-ci : le recodage générationnel risque toujours de fonctionner comme un opérateur de dépolitisation ; c’est juste une « histoire de jeunes », donc une histoire sans importance qui passera dès qu’ils seront devenus vieux — le plus vite possible, espère-t-on, et entre temps on est prêt à faire preuve de mansuétude pourvu que ça n’aille pas trop loin. Voilà typiquement où mène l’analyse « générationnelle »… Ceci étant dit, j’observe, même si c’est depuis mon point de vue qui est partiel comme tous les points de vue, une effervescence intellectuelle et politique inédite de la jeunesse étudiante et même — c’est un fait extrêmement marquant — lycéenne. Je reçois de plus en plus de contacts, de sollicitations, de messages de lycéens, et des messages qui témoignent, je peux vous le dire, d’une conscience politique critique déjà très affûtée. C’est un phénomène tout à fait nouveau. Les gouvernements qui seront aux affaires dans dix, quinze ans, ont du souci à se faire : quelques sérieux problèmes les attendent, qui sont en train de mûrir dès à présent. Lors de votre allocution du 31 mars, vous en appeliez au « désir politique qui pose et qui affirme ». En pleine crise de l’Etat-nation et du politique, qui serait le sujet de ce désir et de quels « objets politiques » pourrait-il/devrait-il se saisir ? Et que répondriez-vous à tous ceux qui qualifient cette « affirmation », renouvelée tous les soirs place de la République, de purement « volontariste » ? Lire aussi Frédéric Lordon, « Pour la république sociale », Le Monde diplomatique, mars 2016. Le sujet de ce désir est insaisissable ex ante. Le « nous » se construit dans le processus même de ses réalisations. « Convergence des luttes » est une sténographie qui dit son désir d’être le plus large possible — et si l’on veut en nommer plus explicitement les composantes : la jeunesse urbaine précarisée, les classes ouvrières syndiquées (et en réalité plus largement le monde du travail), les quartiers abandonnés des banlieues. Quant à ses objets, il les élira lui-même. Il est certain en tout cas que ce mouvement ne doit pas s’abandonner au ravissement intransitif de soi, et que si son énergie ne se convertit pas en désirs déterminés — en objectifs politiques explicites —, il restera improductif. Conserver ce sens de l’objet suppose d’en rappeler en permanence la nécessité dans les débats pour lutter contre l’éparpillement. Pour ma part, je pense à quelque chose comme un mouvement « télescopique », j’entends par là qui se donnerait une gradation d’objectifs, allant du (proche) retrait de la loi El Khomri à la (lointaine) écriture de la constitution d’une république sociale, en passant par toute une série d’idées « intermédiaires » à imposer dans le débat politique, à l’image par exemple de l’imposition faite aux banques de se désengager de toutes les activités spéculatives, mais on pourrait mentionner bien d’autres choses de ce registre. Y a-t-il dans tout ça un « volontarisme de l’affirmation » ? Mais quelle politique ne procède pas ainsi ? Même si évidemment elle ne peut pas s’en contenter, l’intervention politique joue essentiellement du performatif. Dire « il y a » est un moyen de contribuer à faire exister la chose dont on dit qu’elle existe avant qu’elle existe vraiment. Et c’est vrai : c’est un type d’intervention qui a tout du pari ! Pour autant, même si le pari est perdu, il sème quelque chose qui fera son chemin : une idée, le sens d’un problème, une exigence, etc. Sieyès, lors de la Révolution française, énonçait le principe de la démocratie représentative : la volonté populaire ne peut s’exprimer que par les représentants du peuple. De par sa configuration même, Nuit debout remet en question ce principe et la démocratie représentative y est durement critiquée à chaque AG. Quels nouveaux modes de décision/légitimation/création politiques vous semblent laisser entrevoir Nuit debout ? Ce que je vais dire a sans doute tout pour prendre à rebrousse-poil les inclinations spontanées de la Nuit debout mais tant pis. Je pense qu’à l’échelle macroscopique il n’y a pas de politique sans une forme ou une autre d’institutionnalisation, et même de représentation. Au demeurant l’AG de la Nuit debout n’est même pas conforme au modèle d’horizontalité pure qu’elle revendique d’accomplir. Par exemple, il n’y a pas d’AG sans règles — règle du tour de parole, règle du temps de parole, respect de la personne modératrice, règles gestuelles de manifestation des opinions, etc. — et ces règles ont par définition un caractère institutionnel et verticalisé puisqu’elles s’imposent à tous, qu’elles font autorité, que tous les reconnaissent — conceptuellement, la verticalité c’est cela. Nous avons donc d’emblée affaire, et dès cette échelle, à de l’institutionnel-verticalisé, ce qui prouve bien l’inanité d’un mot d’ordre maximaliste d’horizontalité pure, en fait intenable. La vraie question n’est pas dans d’absurdes antinomies « institutions vs. pas d’institution » ou « horizontal vs. vertical » mais dans la manière dont nous agençons nos institutions et dont nous parvenons à contenir la verticalité que nécessairement nous produisons du simple fait de nous organiser a minima collectivement. Quoiqu’elle se verticalise de son propre mouvement, la Nuit debout peut cependant se maintenir fermement dans une configuration aussi proche que possible de ses idéaux d’horizontalité et de démocratie directe. Mais elle ne le peut sans doute qu’en raison de sa taille et de l’échelle réduite à laquelle elle opère. Il faut donc tenir ensemble deux idées qui en réalité n’ont rien de contradictoire : d’une part la configuration institutionnelle d’une collectivité à l’échelle macroscopique, disons nationale, ne saurait être le simple décalque du modèle expérimenté à l’échelle de la place de la République ; mais inversement la Nuit debout illustre en elle-même des principes génériques qui doivent guider l’élaboration d’une configuration institutionnelle globale : subsidiarité maximale, c’est-à-dire la plus grande délégation d’autonomie possible aux niveaux locaux, méfiance à l’égard du potentiel de capture que représente toute institutionnalisation, contrôle serré des représentants et des porte-parole — contrôle qui signifie révocabilité permanente (quoique réglée) —, organisation de l’écoute constante des niveaux d’organisation inférieurs par les niveaux supérieurs, en particulier pour ne pas laisser aux niveaux supérieurs le monopole de l’initiative qui transformerait les niveaux inférieurs en simples chambres d’approbation : les idées doivent circuler dans les deux sens, et les niveaux supérieurs continuer de s’inspirer des niveaux inférieurs. Savoir étendre Nuit debout aux classes populaires des banlieues vous semble être une condition nécessaire à son succès et a sa légitimité. Et quid des classes populaires de la « France périphérique », passablement lepenisées ? Comment s’adresser aux uns sans susciter la réprobation des autres ? Et, faute de trouver un langage commun, y aurait-il le danger d’une sorte de réaction populaire pro statu quo « gaulliste » comme en 68 ?C’est une question tellement décisive qu’elle en est presque douloureuse… Quand on voit déjà les difficultés à simplement faire agir de concert des fractions politisées mais sociologiquement hétérogènes comme les classes ouvrières syndiquées et les milieux du militantisme urbain, on mesure plus lucidement les barrières à franchir pour nouer le contact avec d’une part les populations des quartiers, et d’autre part celles de ce que vous appelez la « France périphérique » — je n’ai même pas besoin d’insister sur tout ce qui d’ailleurs oppose ces deux populations… Il ne faut pas se raconter des histoires : un surgissement événementiel comme la Nuit debout n’a en lui-même aucun pouvoir de retravailler aussi profondément le terreau social pour y produire une modification massive comme la délepénisation. Ce sont là des affaires de militantisme local, opiniâtre, le plus souvent invisible, qui part à la reconquête des gens un par un ou presque. Ce à quoi peut toutefois contribuer un mouvement comme la Nuit debout, c’est de remettre en place dans le paysage politique d’ensemble une vraie proposition de gauche qui, si elle fait son chemin, pourra à terme apparaître comme une alternative envisageable par tous ceux pour qui le FN est devenu la seule figure de l’alternative. Inutile de le dire, c’est là une œuvre de longue haleine…

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